APPEL d’ABIDJAN :
POUR UNE AMÉLIORATION DE LA RECONNAISSANCE LÉGALE ET EFFECTIVE DES DROITS COMMUNAUTAIRES A MADAGASCAR
Du 21 au 23 novembre 2017, plusieurs organisations de la société civile malgache ont été représentées à la Conférence régionale Afrique francophone sur l’accès à la terre, dont le thème a été « Accaparement des terres en Afrique francophone : Identifier et promouvoir des solutions endogènes pour s’en sortir ». Alors que nous étions en train de réfléchir de manière intense et collective à la nécessité de valoriser les actions et droits des communautés locales de chaque pays, nous avons appris par la presse malgache qu’un atelier de réflexion sur la méthode de mise en œuvre d’un inventaire foncier en 2018 se déroulait à Madagascar.
Ce sujet a suscité de fortes réactions que nous tenons à partager et à diffuser.
1. Les informations diffusées au public sur le projet d’inventaire
Un article de presse précise que l’inventaire foncier  consistera en  «l’identification des parcelles physiques sur terrain et d’en recenser de façon participative et contradictoire les présumés ayants droits » (1). Le but est de faire ressortir un statut pour chaque terrain afin d’ «éviter que les terrains de l’État ne se confondent avec ceux des particuliers » (2). L’objectif de cet inventaire sera  de sécuriser le patrimoine foncier de l’État. […]. Cette réunion aurait été organisée parce qu’un « inventaire s’imposait », que ce soient les terrains « dépendant des domaines de L’État ou des terrains constitutifs des aires soumises à un régime juridique de protection spécifique ». (2)
On peut également lire dans la presse que «L’État, à  travers le service des domaines, va procéder à  l’inventaire de tous les domaines fonciers du pays, que ce  soit publics ou privés.(…)». Plusieurs projets d’envergure économique dépendent de cet inventaire. D’après ce responsable, il s’agit de la mise en place de la zone économique spéciale, la zone d’investissement agricole ou encore le domaine de développement au niveau de chaque commune. L’obtention des informations du statut de chaque domaine foncier est très importante. Cela peut éviter des litiges dans les régions prévues pour ces projets », selon un responsable(1). Deux communes feront l’objet de test dans ce recensement global.
Les intentions et faits rapportés soulèvent des inquiétudes car ils parlent exclusivement de la protection des terrains de l’État et des terrains spécifiques destinés aux investissements.
2. Les propriétés privées non titrées (PPNT) mises en place par la loi 2006-031 devront être protégées
Alors, à titre de rappel et pour compléter les informations, nous rappelons que depuis la loi 2005-019 « fixant les principes régissant les statuts des terres » (3), qui a encadré la réforme foncière de 2005, il existe à Madagascar cinq (5) types de statuts de terres: (i) les domaines publics de l’État, (ii) les domaines privés de l’État, (iii) les propriétés privées titrées (PPT) et (iv) les propriétés privées non titrés (PPNT) ainsi que (v) les terrains à statut spécifique. Nos préoccupations concernent particulièrement les PPNT caractérisées par la gestion décentralisée au niveau des guichets fonciers communaux et la reconnaissance légale des droits fonciers locaux. 524 communes seulement sont munies d’un guichet foncier (4) actuellement à Madagascar, donc plus de 1 100 communes n’en disposent pas. Nous insistons pour que les droits réels des occupants des PPNT dans les 1696 communes de Madagascar soient reconnus et respectés au cours de cet inventaire foncier.
En effet, selon la loi 2006-031 article 2 (5), « Le régime de la PPNT est applicable à l’ensemble des terrains :
- faisant l’objet d’une occupation mais qui ne sont pas encore immatriculés au registre foncier […]
- appropriés selon les coutumes et les usages du moment et du lieu ».
Dans le cadre de l’inventaire des terrains domaniaux, nous recommandons donc de veiller attentivement dans tous les fokontany de toutes les régions à éviter que les propriétés privées non titrées (PPNT) ne soient considérés comme des terrains domaniaux de l’État.
La même loi 2006-031 sur les PPNT mentionne dans son introduction que «la loi s’applique ainsi à toutes les terres occupées de façon traditionnelle, qui ne sont pas encore l’objet d’un régime juridique légalement établi ; que ces terres soient [...] ou des pâturages traditionnels d’une famille, à l’exception des pâturages très étendus qui feront l’objet d’une loi spécifique». (5)
Les pâturages traditionnels constituent l’autre grand sujet d’inquiétude actuel.
3. La préservation des zones de pâturage est primordiale pour la survie d’une grande partie de la population malagasy
Dans plusieurs régions de Madagascar, les populations locales pratiquent l’élevage extensif.
Certaines zones de pâturages appartiennent à un riche individu ou à une famille et sont quelquefois munies d’un titre foncier, mais la plupart du temps, elles sont des propriétés communautaires. Jusqu’à une superficie de 10 ha, ces zones de pâturage font partie des PPNT, selon la loi 2006-031 mentionnée plus haut. Nous réitérons donc notre demande pour l’application et le respect de cette loi pour toutes les PPNT, incluant ces zones de pâturage. Mais alors que plusieurs lois sur les terrains spécifiques ont commencé à être soumises au Parlement ou sont en cours d’élaboration, la loi spécifique sur les pâturages de vaste étendue prévue dans la loi 2006-031 ne semble pas en cours d’étude. Nous proposons aux décideurs et aux techniciens d’accélérer sa conception.
Dans de nombreuses régions, ces zones de pâturage que sont les kijana, tanin’aomby et autres ont une valeur cruciale pour les communautés d’éleveurs. Le zébu est un bien précieux qui sert de moyen de production à usage multiple à Madagascar : pour l’agriculteur, le zébu est l’animal qui « laboure » directement en piétinant les champs, ou l’animal de trait pour ceux qui possèdent une charrue, il est la source d’engrais biologique principal des paysans de tout le territoire, puis au moment des récoltes et tout au long de l’année, les charrettes transportent les produits vers le marché avec un attelage de zébus.
L’ancrage profond de l’élevage bovin dans la culture et l’économie de certaines régions est illustré par cette explication d’un responsable d’organisation agricole dans l’Ihorombe: «Certaines personnes pourraient dire que la communauté Bara devrait changer la façon dont ils élèvent du bétail (et arrêter l’élevage extensif), mais ceux qui disent cela ne comprennent pas que les zébus sont leur compte en banque, c’est là qu’ils déposent leur argent ou leur richesse. Les zébus sont également des moyens de production et des outils qui permettent aux gens de s’entraider dans la communauté. Si une famille a 1000 zébus, elle les partage avec les parents, éparpillant les zébus dans différents endroits pour permettre à la famille élargie de gagner sa vie. Aussi, tout le marché dépend des bovins, (..) S’il y a une baisse du marché de zébu, toutes les épiceries et les magasins seront touchés parce que tout l’argent dans notre région provient du marché aux bestiaux. (..) Je dirais que dans notre région les 70 pour cent de la trésorerie proviennent du marché de bestiaux». (6)
En effet, certaines personnes disent que l’élevage extensif à Madagascar est « contemplatif ». Une meilleure connaissance de la réalité permet de contredire cette affirmation. Nous proposons aux autorités compétentes de mieux travailler avec les communautés locales et de développer avec elles des stratégies et modes de valorisation de cette richesse nationale, dans le sens des intérêts des communautés et sans détruire leur culture et mode de vie. Pour l’instant, nous contemplons avec amertume l’exportation à un rythme effréné de la viande, de la peau et des cornes de zébus, très prisés par les consommateurs et opérateurs des pays étrangers, en l’absence de projets de transformation industrielle locale qui permettrait de créer une valeur ajoutée pour les intérêts nationaux.
La situation d’insécurité extrême, la mise en place d’abattoirs destinés à l’exportation de viande de zébu, les trafics de tous genres ont déjà décimé près de la moitié des têtes de bétail à Madagascar en quelques années. Une augmentation de la transformation, de manière autoritaire ou pernicieuse, de zones de pâturage communautaires  en zones d’investissement pour les activités d’autres opérateurs économiques risque de ruiner les habitants des régions d’éleveurs et de porter un coup fatal à l’élevage bovin qui a fait la réputation et la richesse de Madagascar au cours des générations précédentes.
Le recensement de terrains organisé par l’administration foncière dans les prochains mois devrait donc mettre en évidence les zones de pâturage dans l’inventaire, non pas pour les transformer en zones d’investissement agricole, ni en zone économique spéciale, comme cela risque d’arriver, mais pour les inclure dans les terrains mis en valeur et utilisés par la population de manière souvent communautaire qu’il faudra absolument protéger et laisser disponibles pour les communautés locales. La place et la valeur du zébu dans la vie économique et socio-culturelle malagasy, que les jeunes et les plus âgés connaissent, ne peuvent pas être ignorées pour les besoins de terres de l’État pour satisfaire les investisseurs.
Conclusion
La responsabilité des techniciens et décideurs dans les conflits et autres conséquences d’un éventuel mauvais traitement des propriétés et terrains communautaires au cours de l’inventaire foncier est fortement engagée.
Malgré les efforts des responsables successifs dans la « facilitation » de l’acquisition de titres et certificats fonciers, plus des trois-quarts de terrains ne sont pas munis de documents légaux de propriété foncière actuellement à Madagascar, pour différentes raisons. La réflexion sur d’autres moyens de reconnaître légalement les droits communautaires légitimes nous semble nécessaire, parmi lesquels la mise en place de lois sur les zones de pâturage de vaste surface.
L’empressement que montrent les dirigeants et responsables du pays à faire voter des lois dans l’intérêt des investisseurs devrait également se manifester dans la préparation et la mise en place de lois dans l’intérêt des Malgaches qui vivent sur leurs terres selon les droits coutumiers et communautaires. Le caractère participatif et inclusif du travail de conception de ces lois sera primordial.
Abidjan, 28 novembre 2017
Les représentants de:
- BIMTT : Birao Ifandraisan’ny Mpampiofana eo amin’ny Tontolon’ny Tantsaha
- Réseau SOA : Réseau Syndical des Organisations Agricoles
- FVTMÂ :Â Federasiona ny Vehivavy Tantsaha eto Madagasikara (Association des Femmes Rurales Malgaches)
- Collectif pour la défense des terres malgaches - TANY