Ambondrona, 16 janvier 2020. A droite, la demeure mythique de Jeanne et Naly Rakotofiringa, un couple tout aussi mythique, qui risque de disparaître sous la poussée d'une construction illicite et hors norme
Le 16 janvier 2020, après avoir couvert la cérémonie d'investiture du nouveau Maire, Naina Andriantsitohaina, j'ai décidé de me rendre dans le quartier d'Ambondrona afin de me rendre compte -et de vous en rendre compte aussi-, d'un énième exemple de situation inacceptable qui a dominé durant le règne de Lalao Ravalomanana et de Marc son Conseiller spécial, triplé de leur Directeur administratif et financier (Daf), Ny Rina Tahiry Randriamasinoro, en matière de constructions ne respectant aucune norme, mais érigées uniquement parce que des millions voire des milliards d'ariary obstruaient (et, hélas, obstruent encore) la voie de la légalité.
Ainsi de cet immense immeuble littéralement coincé entre une école et la maison de Jeanne et Naly Rakotofiringa à Ambondrona, surplombant dangereusement la rue principale à quelques mètres en contrebas. Déjà, aucune pancarte obligatoire portant mention d'un quelconque permis de construire n'était visible, et des femmes portant de briques sur la tête ont indiqué que les travaux se poursuivaient, qui vont sans aucun doute possible, créer des fissures dans les murs des maison environnantes, allant jusqu'à les faire effondrer. Surtout en cette période cyclonique qui ne fait que débuter.
Aucune pancarte obligatoire portant mention d'un quelconque permis de construire n'était visible, ce 16 janvier 2020
Il est clair que le couple Lalao Et Marc Ravalomanana ignore complètement la valeur socio-culturelle du couple Jeanne et Naly Rakotofiringa et, surtout, ce que représente leur maison actuellement en péril. Cette demeure constitue un patrimoine culturel qui ne mérite pas de disparaître parce que des spéculateurs immobiliers ont profité du très haut degré de corruptibilité de personnages ayant un pouvoir momentané. Ici, j'en appelle au nouveau Maire de la ville d'Antananarivo, Naina Andriantsitohaina, pour stopper, un énième assassinat des richesses historico-culturelles de la Capitale de Madagascar. La maison de Jeanne et Naly Rakotofiringa mérite de devenir un Musée et non de finir en grabat de matières écrasées par une construction qui n'a pas sa place en ce lieu à Ambondrona. Et je ne parle pas de l'école attenante qui finira aussi très... mal.
Ambiance de soirée des années 60 chez les Rakotofiringa à Ambondrona. Des inconnus qui y sont passés sont devenus célèbres...
Pour avoir une idée de la perte immense qui risque d'avoir lieu si le massacre se poursuit -et il se poursuit toujours en cette période cyclonique qui fait glisser les terrains les plus durs-, faites connaissance avec un couple d'artistes musiciens qui ont su perpétuer un don divin. Cette année 2020 doit être l'année de la renaissance et non de la destruction systématique. Déjà merci d'aller jusqu'au bout d'une aventure malagasy qui mérite un ouvrage tout entier. J'y réfléchis...
Jeannot Ramambazafy
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L’histoire de Jeanne (16 juin 1921-3 septembre 1975) et de Naly (26 août 1918-28 août 1983) RAKOTOFIRINGA
Naly, Lalao (fils aîné qui a suivi les traces “pianistiques” de son père) et Jeanne Rakotofiringa alias Jeanne Naly
Le talent de Naly s’est révélé très tôt. Enfant déjà, il jouait du piano en public au cinéma Excelsior, appelé plus tard cinéma RITZ. Ses yeux étaient bandés et, encore trop petit, il était installé sur une chaise surélevée.
Naly, fils du Docteur Georges Rakotofiringa rencontre Jeanne tout au début de 1940.
Jeanne est la fille cadette du poète et dramaturge Rakoto de Monplaisir.
Le couple se marie à Tananarive le 21 décembre 1940 et ne se quitte plus.
Les sorties du samedi soir des jeunes mariés consistent à retrouver régulièrement un petit groupe d’amis dont Ossy, pour faire de la musique et chanter. Ces soirées deviennent de plus de plus fréquentes et durent jusqu’au petit matin. Ainsi naît, pour le couple, la passion pour la chanson.
Naly, compositeur depuis son adolescence, continue de créer des pièces pour piano et orgue-solo. Il encourage Jeanne à écrire des paroles sur sa musique et à chanter.
Jeanne Naly sort alors sa plume.
En 1950, ils participent à un concours de chants à la radio et terminent premiers. Encouragés par ce succès, ils envisagent d’en faire leur profession.
Après ce concours, Jeanne et Naly continuent de composer et de chanter et en 1955, ils enregistrent leur premier disque. Ils sont sollicités par Roger et Thérèse Rabesahala ainsi que Rose-Lala pour une interview à la radio. Jeanne et Naly parlent alors de leur projet. Très vite, ils veulent donner un nouveau visage à la chanson et au théâtre.
En effet, le théâtre, dans ces années-là, était plutôt de l’opérette : on joue, on s’arrête, on chante, et on reprend les dialogues. Ils veulent dépoussiérer cette forme de théâtre de l’époque et donner à la chanson sa place et au théâtre la sienne. La chanson prendra donc désormais toute sa place en première partie et le théâtre aura sa part entière en deuxième partie du spectacle. Les pièces, écrites par Jeanne Naly, seront courtes, un seul acte. Ce qui existe à l’époque est trop long, trop ronronnant. «Cela endort le public», dit-elle.
Quant aux chansons, elle trouve que les histoires d’amour reviennent trop souvent. Elle, elle veut parler des choses de la vie. Les choses ordinaires de tous les jours. Elle veut décrire ce qu’elle voit, ce qu’elle entend et ce qu’elle ressent. En proposant toutes ces idées, Jeanne et Naly veulent donner et véhiculer une image nouvelle et surtout un certain prestige pour les artistes malgaches. Et ils s’en offrent les moyens. En effet, jusqu’ici, le public malgache ne considère pas vraiment cet art comme un métier digne et noble. Et l’artiste de scène, à l’époque, a une réputation particulière et est souvent considéré comme une personne légère et non honorable.
Nous sommes en 1955. Ils se disent que c’est à eux de faire le nécessaire pour montrer qu’ils méritent le respect. «Ce que nous représentons sur scène, pour garder la dignité des artistes, doit être à l’image de ce que nous sommes», dit Jeanne Naly.
Naly et Jeanne Naly continuent d’innover et ne veulent plus appeler le groupe «Troupe Naly». C’est la naissance de «Naly sy ny Tariny». Ce que Naly sy ny Tariny va présenter sera totalement différent de ce que le public a l’habitude de voir. Aucun détail ne sera négligé.
Sur scène, les lumières seront différentes de celles connues jusqu’alors. Un système rotatif permettra de changer leurs couleurs : jaune, vert, bleu etc. Pour compléter ce nouveau tableau, Jeanne et Naly veulent un orchestre et non pas seulement un accompagnement au piano seul. Un seul acte donc pour le théâtre. Ce sont les changements de costumes qui marqueront les différentes situations.
Pas de souffleur pour les chansons et le théâtre. Chacun doit travailler comme il se doit et maîtriser parfaitement son texte. Cela aussi est nouveau, car à l’époque, les gens, dans la salle, ont l’habitude d’entendre le souffleur avant même que l’artiste n’intervienne. Et Jeanne, aimant déjà l’élégance, exige une tenue de soirée sur scène.
Ils donnent leur première représentation au cinéma METRO le 2 mars 1956 : première partie, les chansons de Naly et Jeanne et deuxième partie «Voninkazo roa», une des pièces écrites par Jeanne Naly La reprise, le mardi 9 mars 1956, une semaine plus tard, a lieu au Tranompokonolona à Analakely.
Pour les deux soirées, ils font salle comble. Après ces prestations, ils sont immédiatement sollicités en province. «Naly sy ny Tariny» s’organisent et les rôles sont distribués. Naly, le compositeur de la troupe, en est aussi le dirigeant, celui qui organise, qui prend en charge les démarches administratives auprès des autorités, du fisc, des demandes de subventions, des invitations et de tous les papiers nécessaires. Pendant les déplacements, et pour garder le prestige des artistes malgaches, le groupe sera toujours hébergé dans les meilleurs hôtels dits à l’époque «hotely vazaha». Et les repas seront pris dans les restaurants malgaches. Il se charge également de la traduction du scenario en français. Beaucoup de Français et d’autres étrangers, en effet, étaient présents dans les salles. C’est ainsi d’ailleurs que Ludger chantait parfois en Grec ou en Italien.
Ludger est nommé responsable des affiches, des billets, des décors. Ossy, Martin (le mari de Fara) et Jérôme s’occupent de la régie et des accessoires sur scène jusqu’au moindre détail. La mise en scène est assurée par Jeanne Naly. Elle prend en charge également les costumes avec Fara. La discipline est de rigueur, mais le groupe est sérieux et chacun assume parfaitement son rôle. Les premières représentations en province sont données dans l’Ouest : Majunga et d’autres villes alentour. Les tournées ont commencé là et Naly sy ny Tariny, sollicité partout, sillonne ainsi l’île sans répit. Naly sy Tariny s’est produit, dans ces années-là, dans plus d’une centaine de villes et de villages, jusqu’au fin fond de Madagascar. Parfois, la salle de spectacles n’existe pas et c’est l’école qui est métamorphosée et qui tient lieu de théâtre. Dans ces petits villages où il n’y a pas de piano, Naly accompagne les chansons à l’accordéon.
Ils ont un grand succès partout où ils passent et remplissent les salles à chaque fois. Puis, Naly a créé le «Gala de Chants». Plus de théâtre, le spectacle est composé uniquement de chansons.
Luger Andrianjaka, Naly Rakotofiringa, Ossy sont les Stars de la musique des Hauts Plateaux de Madagascar des années 1950-1960
Naly sy ny Tariny essaie d’abord le Gala de Chants en province, à Tamatave, puis dans le Nord, et enfin dans le Sud. Cette nouveauté est très bien accueillie. Le public apprécie et Naly sy ny Tariny continue à faire salle comble. L’incroyable succès de ce nouveau concept les encourage à donner une représentation à Tananarive. Et en 1959, ils donnent la première soirée de Gala de Chants au ROXY, la salle la plus prestigieuse de l’époque à Tananarive.
Chanteurs : Jeanne Naly, Lylie, Fara, Ludger, Ossy.
Orchestre : Naly, Jacquot Rabesahala, Roland de Comarmond, Louis Armani, les deux frères Freddy Ranarison.
Le début de la soirée est programmé pour 21h30. Dès midi, les gens commencent à acheter leurs billets. Des familles viennent de province. Les rangs n’en finissent pas de grossir et ils sont obligés de refuser du monde. Dans le milieu de l’après-midi, les journalistes sont déjà là pour faire les photos. L’un d’eux téléphone à Jeanne Naly pour dire que cela ne s’est jamais vu. Cette représentation au cinéma ROXY est restée un événement mémorable. Puis, Naly crée FIMEMA pour accorder les droits d’auteurs des artistes malgaches. Naly et Jeanne Naly échangent également leurs talents avec des vedettes étrangères. C’est ainsi que Patrice et Mario, de passage à Tananarive, ont chanté en malgache, certaines œuvres de Naly Rakotofiringa : «Fiadanana», «Tsy Malagasy»…
En 1958, Naly et d’autres artistes organisent une soirée pour les étudiants malgaches à Paris, à la Sorbonne, et Naly y invite Georges Brassens. Après toutes ces années, Jeanne et Naly, ayant déjà parcouru plusieurs fois Madagascar, décident d’arrêter les tournées au tout début des années 1960 pour rester à Tananarive auprès de leurs enfants. Naly intègre alors Air Madagascar et y travaille jusqu’à sa retraite. Le public ne cesse de réclamer Naly sy ny Tariny.
Le 23 juin 1970, la Troupe Naly fait son retour au cinéma SOA. Sollicités indéfiniment, ils font un passage à la télévision malgache avec Lalao Naly et Eny Dual, dont la chanson «L’Amour c’est ça l’amour» (traduit par Eny Dual lui-même par "Izany no Fitia") est sur les lèvres de tous les jeunes Malgaches dans les années 1970.
Le 30 août 1975, ils se produisent une dernière fois à Tananarive : Naly sy ny Tariny et leurs enfants Sha et Mamy. C’est sur scène, ce soir-là, que Jeanne Naly a un malaise pendant qu’elle interprète «Valin-kafatra» avec Ludger. Elle veut toutefois que le spectacle soit mené jusqu’au bout et c’est sa fille Sha qui assurera la relève pour le reste du répertoire.
La mort de Jeanne Naly, le 3 septembre 1975, a ébranlé les Malgaches. Des milliers de Tananariviens et de provinciaux, parfois venus de l’autre bout de Madagascar sont venus assister aux funérailles pour lui rendre un dernier hommage.
Jeanne et Naly, ont travaillé toute leur vie ensemble jusqu’à ce jour-là.
En 1979, Naly répond à la demande des Malgaches en France et donne une représentation de Gala de Chants à La Mutualité à Paris avec Sha, Mamy, Lalao, Ludger, Salomon, Jeannot et Ossy.
Naly Rakotofiringa, pianiste auteur-compositeur-interprète jamais égalé à ce jour
Il enregistre son dernier disque de piano seul, «Café Noir», à Paris en été 1983 avant sa disparition le 28 août de la même année. Naly a été décoré à titre posthume, «Commandeur de l’Ordre de Mérite». Ses œuvres font désormais partie du patrimoine national et sont conservées à l’Académie malgache.
Naly et Jeanne Naly, plusieurs décennies après leur disparition, ont encore laissé la plupart de leurs œuvres dans la mémoire des Malgaches. Aujourd’hui, on entend toujours leurs chansons à la radio. Certains chanteurs interprètent, enregistrent et commercialisent des œuvres de Naly, certains étudiants souhaitent en faire des sujets de thèse. Les jeunes apprécient aussi Jeanne Naly et Naly et des morceaux comme «Tanisa» sont repris aujourd’hui en version lyrique, ou en version jazz.
Sha(ondra), Lalao et Mamy Rakotofiringa lors d'un passage en direct sur le plateau de Rfi, il y a quelques années
Leurs enfants et petits-enfants, «Les Naly», musiciens et chanteurs pour la plupart, continuent à interpréter les œuvres de leurs parents. «Les Naly» ont donné un concert à Paris en hommage à Jeanne Naly et Naly à l’Alligator en 1986, à l’Hôtel Hilton d’Antananarivo en 1990 et un autre avec la sortie du disque «Album de Famille», au Chinagora, dans la région parisienne, le 11 juin 2004.
Rédigé par Bakoly Rakotofiringa